En tant que traminot à Rouen, je suis forcément tenté de commenter cette mise en exploitation du tramway
sur fer de Caen. Les parallèles seront donc nombreux entre ces deux réseaux. Ceux-ci ont néanmoins 25 ans d'écart, ce qui se traduit par de nombreuses différences en matière d'aménagement urbain de part la décision d'enterrer certaines portions stratégiques du "métro" rouennais.
Deux précisions essentielles :
- Je ne connais la ville de Caen que via son périphérique. Tout ce qui est à l'intérieur de celui-ci relève de l'inconnu. GMaps + Street View pourraient m'aider mais pas suffisamment pour connaître le contexte urbanistique de l'agglomération. Certains critiquent le tracé et le nombre élevé de stations (calqués sur l'ancien TVR) or je ne peux faire aucun commentaire là dessus.
- Conséquence de ce premier point, mes commentaires se baseront notamment sur les vidéos YouTube disponibles ainsi que sur les remarques déjà formulées ici et ailleurs.
Il est remarquable d'observer à quel point les trois villes normandes concernées par le tramway sont opposées. Tout un symbole. Ces trois villes principales, peu différentes au niveau de l'aire urbaine et pas si éloignées géographiquement par rapport à des cas similaires dans d'autres régions, ne font rien pareil. Un souci qui, toute proportion gardée, se retrouve notamment dans le bassin minier entre Valenciennes et Béthune. L'identité régionale a beau être plutôt forte, rien à faire ces villes se tournent le dos et la région administrative Normandie se charge tant bien que mal d’officialiser un rapprochement peu évident.
Rouen la capitale haut-normande ouvre la marche du tramway en 94 sous la forme d'un prémétro. Mœurs de l'époque oblige, il est enterré sur certaines portions stratégiques pour limiter l'incidence sur la circulation en surface. L'hypercentre se retrouve donc desservi par un long tunnel et une multitude de stations souterraines plus ou moins profondes. Ce tunnel rend bien des services en matière de régularité et de vitesse commerciale dans un secteur tendu dont la desserte aurait été particulièrement difficile en surface. Néanmoins son coût d'aménagement et d'entretien le rend difficile à assumer et amène à développer le réseau sous la forme de BHNS : le TEOR qui a volé la vedette au TVM francilien. 18 ans après, le matériel roulant change pour faire face à une saturation de plus en plus marquée du tramway et n'a nécessité que très peu de modification sur les infrastructures grâce à une bonne anticipation des besoins futurs. Seul le terminus Boulingrin a nécessité des travaux conséquents pour accueillir aujourd'hui quatre voies équipées chacune d'un quai + une voie de réserve. Les TFS, à l'aise en courbe, laissent place aux Citadis 402 équipées des bogies Arpège à la réputation médiocre. Certes le matériel absorbe efficacement la charge, mais la vitesse commerciale en prend un coup à cause de la desserte sinueuse en périphérie rive gauche. Cet accroissement de la capacité peut en permettre un autre si nécessaire, les stations étant dimensionnées à 60 mètres de longueur !
Caen la capitale bas-normande initie avec Nancy une voie jusqu'alors inexplorée : sortir des sentiers battus du concours Cavaillé initié à Nantes définissant le TCSP de surface moderne en milieu urbain à la française, autrement dit un tramway à écartement standard accompagné d'un profond réaménagement de l'espace public. Caen reprend certains de ses principes mais cherche à faire des économies sur d'autres et met donc en service en 2002 le fameux TVR. Un matériel qui, en théorie, concentre plusieurs avantages et un inconvénient principal. Les aménagements sont allégés grâce à un matériel plutôt léger. Son guidage débrayable et sa motorisation bimode lui confère de vraies capacités routières et lui permet donc de sortir des sentiers battus en exploitation si nécessaire sans forcément avoir recours à des bus de substitution et, plus régulièrement, hors exploitation pour les haut-le-pied et pour le remisage avec des économies d’infrastructure à la clé. Son roulement sur pneu est
censé être confortable et facile à entretenir. L'inconvénient est, compte tenu de ses capacités routières, une capacité limitée par sa longueur max : 24,5m, ce qui interroge déjà sur l'intérêt de cet engin par rapport à des bus conventionnels en site propre. Cela s'est avéré être un fiasco à cause d'un matériel roulant trop peu fiable, d'un guidage par rail central régulièrement défaillant et d'une plateforme de roulement pneu qui s'use vite. Caen, à l'instar d'autres villes, se tire une balle dans le pied en voulant innover alors que le tramway fer n'avait plus rien à prouver même dans sa version moderne et aura toutes les difficultés du monde avant de songer à cicatriser sa plaie pour de bon. Clermont-Ferrand, qui a suivi une voie similaire avec le Translohr sous la pression de lobbys locaux sans les nommer, regrette aussi ce choix malgré un matériel plus proche d'un "vrai" tramway que d'un bus. La suite au prochain épisode...
Le Havre l'outsider haut-normande tournée vers la mer met en route son tramway fer en 2012. Rien de remarquable à dire à ce sujet, c'est une infrastructure semblable à celles mises en service dans d'autres villes à la même époque. Je ne connais pas bien le fonctionnement de ce tramway mais a priori la collectivité a pris le temps de concevoir les choses correctement avec quelques pragmatismes. L’exploitation en Y est comparable à Rouen avec, à défaut d'un tunnel, une desserte du centre-ville tracée sur de larges avenues entre Jenner et la Porte Océane via la gare ce qui garantit une bonne vitesse commerciale et sur chaque branche une desserte plus fine. Un tunnel est tout de même rendu nécessaire pour gravir le dénivelé de la falaise morte. Les quais sont dimensionnés pour un éventuel agrandissement des rames (type 402).
Caen, dans sa réflexion d'en finir avec le TVR, revient donc à la charge. Ainsi est décidé de convertir cette chose en tramway sur fer type Citadis 305. Le tracé est identique en tout point, ce sera le seul héritage contraignant de ce TVR. Les stations également bien qu'il aurait pu en être décidé autrement. Seul un moignon vers la presqu'île et un petit prolongement aux portes de Fleury, profitant de la présence du SMR sur la commune, viennent compléter les tracés initiaux. En approximativement un an et demi de travaux et en maintenant un service de substitution, le tramway sur fer devint réalité en exploitation commerciale le 27 juillet 2019. Il faut reconnaître le courage politique pour mener à bien cette opération ! Néanmoins les contraintes économiques d'une telle situation pousse la collectivité à faire des économies de bout de chandelle qui risqueront de coûter cher ne serait-ce que, dans l'immédiat, par les contraintes d'exploitation imposées puis dans les possibilités d'évolution à plus long terme. Cette prise de risque a-t-elle été sérieusement considérée ?
Quelques points positifs tout de même : sauf mauvaise surprise on peut s'attendre à un bon en avant vertigineux de la fiabilité d'exploitation. Les Citadis d'Alstom ne sont pas sans défaut mais leur conception éprouvée et leur grande diffusion garantit un bon taux de disponibilité. On ne sait jamais exactement comment vieillira la voirie mais elle semble qualitative. D'aspect simple et sobre sans fausse note, pour ne pas dire consensuelle pour ne prendre aucun risque, avec beaucoup de zones engazonnées.
Ça se gâte assez rapidement dans la conception même des infrastructures. Si je me fie au plan de voie décrit sur
http://carto.metro.free.fr/cartes/tram-caen/, l'exploitation sera très délicate...
Sans surprise cela fait couler beaucoup d'encre ici et ailleurs mais les terminus à voie unique et un seul quai là où il n'est prévu de prolongement permettent certes d'économiser un quai et trois appareils de voie mais n'autorisent aucun grain de sable dans la machine. Le pire étant Château-Quatrans en plein milieu du tronc commun avec le risque de perturber la circulation des autres lignes. Le cadencement de chaque branche à 10 minutes est certes plutôt léger, l'exploitation oblige parfois des temps de battement plus élevés au gré des entrées et sorties des rames, surtout en pointe scolaire. La conception des tableaux de marche promet d'être un sacré casse-tête. Seul point positif, hormis le cas particulier de Château-Quatrans, les terminus en voie unique disposent a priori chacun d'une réserve foncière pour évoluer l'infra.
La rive gauche dispose de suffisamment de rebroussements, bien que celui de Château-Quatrans soit une nouvelle fois particulier. À mon sens sur la rive droite il en manque un au niveau de la gare car la desserte de celle-ci en toutes circonstances ne me paraît ici pas garantie. Par contre, chacune des quatre branches au nord et au sud ne disposent d'aucun rebroussement intermédiaire. Le moindre pépin revient à couper purement et simplement la branche incriminée. Que faire des rames en trop ? Les envoyer sur la branche saine en saturant immédiatement les pauvres terminus en voie unique ou assurer des rebroussements avant la bifurcation tout en pénalisant la branche saine avec ces manœuvres perturbatrices ? Les pauvres régulateurs au PCC auront du pain sur la planche...
Quant aux liaisons entre chaque branche, au nord comme au sud, elle ne sont reliées que par un rebroussement. À moins d'un cas de force majeur, une liaison directe entre celles-ci n'a aucun intérêt en service commercial. En revanche au sud les haut-le-pied Dépôt / Jean Vilar dans les deux sens sont contraignants. Le Havre et Rouen ont le même souci, au Havre les rames doivent retraverser le tunnel deux fois pour rebrousser vers la bonne branche et à Rouen cela s'effectue à Joffre-Mutualité mais que dans un seul sens. C'est un petit investissement, qui peut certes être contraint par une situation technique ou foncière compliquée, mais une voie de raccordement et des aiguillages (dont un forcément motorisé) judicieusement placés permettraient d'éviter un rebroussement contraignant en pleine ligne avec changement de cabine. À long terme c'est le genre de petit détail qui peut amener à faire des économies.
Deux autres points en lien avec des appareils de voie et qui peuvent avoir une incidence sur la vitesse commerciale.
Le premier c'est la bifurcation de Bernières en tant qu'amorce d'une future ligne. À mon sens il faut être certain d'avoir une vision claire de l'avenir avant d'aménager quoi que ce soit. Ici en V2 (vers le nord) aborder l'aiguillage par la pointe impose une limitation de vitesse. Heureusement la station est à proximité directe donc l'impact est limité.
Le second point c'est la communication de voie entre Calvaire Saint-Pierre et Copernic. Je ne comprends pas l'intérêt de son orientation. Pour le coup entamer les aiguillages par la pointe dans les deux sens représente une vraie contrainte par rapport à la vitesse commerciale sans que cela puisse être justifié à mes yeux.
Les Citadis 305 caennaises font aussi appel aux bogies Arpège, comme à Rouen... Les limitations spécifiques à l'infrastructure sont probablement proches ou identiques à celles de du réseau rouennais : 45km/h si on aborde l'appareil de voie par le talon en voie directe, 20km/h si on l'aborde par l'aiguille en voie directe et 15km/h en voie déviée dans tous les cas.
Limiter strictement la longueur des quais à celui du matériel roulant n'est pas très judicieux. À voir s'il est permis un rallongement ultérieur de ceux-ci à grand frais pour chaque station. Le Havre a fait un choix raisonnable que Caen aurait dû suivre.
La vitesse commerciale semble terriblement lente pour l'instant.
Les nombreuses courbes n'y aidant pas, ce qui me choque c'est le grincement incessant ! C'est commun à tous les réseaux neufs ou il y a vraiment un problème de graissage ? Normalement les graisseurs sont commandés automatiquement par le SAE en fonction de la position des rames, est-ce bien le cas à Caen aujourd'hui ? Voir la rame inaugurale arriver avec une onctueuse mélodie de grincements en tout genre ça la fout mal.
Pour les intersections, deux écoles.
Au Havre la traversée du centre-ville du tramway complexifie la circulation routière en obligeant des détours pour limiter les croisements à niveau et ainsi éviter l'inflation des feux R17, ceci étant possible grâce aux larges avenues permettant les sens uniques de chaque côté de la voie. De plus les traversées piétonnes isolées, bien que matérialisées, ne sont pas régulées par une signalisation lumineuse.
À Rouen la relative vieillesse du réseau amène à repenser la conception des croisements. Dès l'origine les passages piétons isolés font appel à la marche à vue ou sont répétés de feux oranges clignotants pour sécuriser ceux avec une mauvaise visibilité. Les petites intersections font appel à des cédez-le-passage accompagnés aussi de feux oranges clignotants. Les feux R25 (rouge clignotant), très répandus dans certains réseaux, font petit à petit leur apparition sous une forme simple ou double (allumage en alternance dit "flip-flop") et permettent une simplification des phases de feu (suppression des feux piétons adjacents, suppression des tourne-à-gauche/tourne-à-droite pour les feux routiers traditionnels). Je trouve cependant qu'ils ne sont pas assez connus et respectés des autres usagers pour rouler serein. Un seul exemple de feu suit de trop près un précédent et risque un blocage en queue de rame, mais cet exemple n'est apparu qu'après l'apparition des Citadis et son impact est relativement limité.
Pour Caen cela ne semble pas brillant avec des priorités aux feux inexistantes... Cela s'améliorera sans doute mais je trouve inadmissible ce manque d'anticipation. Les marches à blanc servent pourtant à cela et Rouen nous a pondu récemment le même souci avec la ligne T4. Quant au blocage d'intersections à cause de feux trop rapprochés vous en avez assez dit sur le sujet.
Bref voilà mon point de vue sachant que je ne suis jamais allé sur place. En espérant que la carte du site carto-métro soit fidèle à la réalité pour que mes commentaires soient crédibles.