Cocktails Molotov sur un tram de Mulhouse : le témoignage du conducteur
Une semaine après l’attaque d’un tramway à Mulhouse, le conducteur, dont le sang-froid a été unanimement salué, a accepté de témoigner.Ceux qui ont visionné la vidéo de l’attaque d’un tramway mulhousien, la semaine dernière, le savent bien : elle comporte deux moments plus marquants que les autres. Celui où un individu lance de sang-froid un cocktail Molotov sur la cabine, et celui où le conducteur sort, extincteur en main, pour éteindre les flammes.
Dès le lendemain, sa hiérarchie, les élus et de nombreux anonymes ont salué son courage et son sang-froid « extraordinaire ». Autant d’hommages accueillis avec distance par cet homme de caractère discret. « Pour moi, c’était normal, confie-t-il comme une évidence. Si je peux faire quelque chose, je le fais… »
Il suffit de parler quelques instants avec lui pour comprendre qu’il a cependant été marqué par les événements, que rien ne laissait présager. « Les incivilités, ça arrive souvent, par périodes. Ça peut être des jets de pierres, des crachats, des insultes…. Mais en général, ce n’est pas méchant. Avec du dialogue, j’arrive à gérer », explique-t-il.
Samedi soir, lorsque le poste de commandement centralisé (PCC) de Soléa l’appelle pour lui signaler qu’il va croiser un rassemblement plutôt agité, il ne s’alarme pas outre-mesure. Pas plus que lorsqu’il croise un premier obstacle, qu’un jeune enlève avant son passage.
Ce n’est que lorsqu’il aperçoit une nouvelle barrière sur les voies et des flammes à l’arrêt Nations qu’il réalise que la situation est peut-être plus grave. « J’aurais pu avancer, forcer, il ne se serait peut-être rien passé, mais je ne voulais pas prendre le risque de toucher quelqu’un ou de lui faire du mal, raconte-t-il. Je me suis dit qu’ils voulaient me faire peur. »
La menace se précise cependant rapidement. Un jeune traverse la station, se plante entre les rails, face à la cabine, brandit un cocktail Molotov avec un regard où l’on peut lire désespoir et détermination. « Là, je me dis : il m’en veut, ajoute le conducteur. Je lui dis : il ne faut pas faire ça. Sur la vidéo, ça dure peut-être cinq secondes, mais pour moi, ça a duré bien plus longtemps. »
« Dans la cabine, vous êtes seul, coupé du monde »Puis le projectile s’envole et l’extérieur de la cabine s’embrase. « Cette scène est restée dans ma tête, confie-t-il. Je vois le pare-brise qui se fissure, le liquide qui se répand, je sens l’odeur de l’essence, j’entends le bruit de la flamme. Même ça. Dans la cabine, vous êtes seul, coupé du monde, vous ne voyez rien à l’extérieur et vous avez l’impression que tout le tram est en feu. Et d’un seul coup, je ne sais pas comment, plus rien. »
La peur disparaît totalement, les risques s’effacent, remplacés par l’évidence de l’action. « Le premier réflexe, c’est de baisser les pantographes pour éviter que les câbles de 750 volts tombent et mettent en danger les gens, raconte le conducteur. J’ai aussi ouvert les portes et crié aux passagers : sortez, sortez ! »
Persuadé que les vandales sont occupés à caillasser le tram, il empoigne l’extincteur et sort maîtriser le feu qui lèche la rame. « Je ne sais pas pourquoi, je suis même allé jusqu’à la station d’en face pour éteindre quelques flammes », se souvient-il. Puis il remet l’appareil en service, durant un instant qui parait une éternité, et parvient à s’en aller.
Alors qu’il reprend la route, des bruits sourds et réguliers retentissent, comme si les agresseurs avaient embarqué et continuaient les dégradations de l’intérieur. Ce n’est qu’en s’arrêtant enfin à la station Université que le conducteur réalise que ce fracas est lié aux vitres brisées qui tombent en morceaux.
À ce moment seulement, il sait qu’il est sorti d’affaire et peut enfin souffler. « Ce qui m’a fait le plus plaisir, c’est de voir un tram qui arrivait en face, se souvient-il. Le collègue, les clients, les passants… Je revivais, j’étais gai, je me disais : c’est bon, ça va aller. C’est après que c’est revenu. »
Après quelques jours de recul et le visionnage de la vidéo, il réalise qu’il a à chaque instant « évité la catastrophe », et depuis, il revit ces quelques instants en boucle. « Quand vous êtes seul, tout le film, tous les détails reviennent. Vous mettez la télévision, ça revient. Vous marchez, ça revient. »
Il sait qu’il peut compter pour l’aider à surmonter cette épreuve sur ses proches, son médecin, ses collègues. « Ils m’ont soutenu, ça m’a beaucoup aidé », insiste-t-il. Et lorsqu’on lui demande ce qu’il compte faire ensuite, il n’hésite pas une seconde. « J’ai tout de suite dit : je reprends le tram. C’est un métier que j’aime. Le contact, le fait de rendre service, c’est moi, je m’y retrouve. »
« Dans les quartiers, les gens ont besoin de nous »Ce trentenaire, lui-même issu d’un quartier dit « sensible », est d’ailleurs plutôt favorable à une reprise du trafic à terme. « Je suis partisan que l’on aille dans tous les quartiers avec les trams, les gens qui vont au marché, chez le médecin, qui n’ont pas de permis, ils ont besoin de nous. »
Interrogé sur les éventuelles suites judiciaires, où il sera assisté par l’avocat mulhousien Thierry Moser, il indique juste vouloir « laisser la justice faire son travail ». Il se dit plus concerné par l’attitude des témoins qui ont assisté à la scène sans réagir, et par les suites de l’affaire au niveau politique. Marqué par le jeune âge de ses agresseurs, il espère notamment la mise en œuvre d’un accompagnement pour les parents en difficulté. « Il ne faudrait pas les montrer du doigt, estime-t-il. Il faudrait les aider. »