par Tchouks » 19 Déc 2017 21:12
Comment transformer une petite ligne de montagne abandonnée en une performante artère internationale… ?
Imaginons une petite ligne de montagne menacée, antenne d’environ 60 km construite dans les dernières années du 19ème siècle, irrigant une vallée modérément peuplée et rattrapant 600 m de dénivelé en 60 km de tracé. Imaginons un tracé par endroit tortueux et peu performant, mais plutôt rectiligne dans les portions les plus favorables de la ligne. Imaginons enfin une gare terminus, équipée d’un curieux dispositif de retournement des locomotives à vapeur qui a survécu à la modernité, et conçue pour n’être pas vraiment un terminus, et dotée d’un heurtoir de fin de ligne qu’un prolongement avorté au sortir de la Première Guerre Mondiale aurait pu conduire à effacer.
Comme beaucoup d’autres à cette époque, cette ligne voit donc trafic décliné dans les années 70, perd son trafic marchandises, comme on dit à l’époque, puis son trafic voyageurs au milieu des années 80. Elle est alors délaissée par la compagnie nationale des chemins de fer.
Mais c’est sans compter des esprits battants et prévoyants, qui se disent qu’ils ont sous la main un potentiel pour faire des choses bien.
Après quelques années de sommeil profond, le premier acte se met en marche. La ligne est rachetée par les collectivités locales, qui se mettent en tête de la relancer. Elles financent le renouvellement de la voie, achètent une douzaine d’autorails sur catalogue et relance le trafic. D’abord avec un train omnibus toutes les heures, puis même avec une marche accélérée intercalée toutes les 2 heures et ne desservant que les principaux arrêts.
Mais c’est sans compter sur le succès qui est au rendez-vous, avec des trains qui souvent débordent même avec des compositions doublées et malgré la rupture de charge imposée à la gare de tête de ligne. Surtout quand le parc d’autorail est amputé d’une unité après un caprice de Dame Nature qui se fait entendre en montagne.
Vient alors le deuxième acte, il faut passer à la vitesse supérieure et repenser la ligne pour ajouter des trains. Qu’à cela ne tienne, on va faire monter les automotrices qui œuvrent sur la ligne de plaine, jusqu’en haut de la ligne de montagne. Comme ça, plus de problème de capacité ni de rupture de charge.
Au passage, on électrifie, avec une solution certes économique mais qui réserve l’avenir, quitte à modifier un peu les automotrices existantes. Et pour profiter de leurs capacités, on remonte la vitesse jusqu’à 160 km/h sur les sections les plus favorables. Au passage, on crée un évitement pour autoriser la circulation d’un train par sens chaque demi-heure, on rectifie quelques courbes sans la partie la plus contrainte du tracé, on renforce l’armement pour réserver la circulation de train de fret et pendant qu’on y est, on modernise la signalisation en installant le dernier standard européen. Tout ça pour moins de 100 millions d’euros.
Et comme on croit décidément à l’avenir, on reconfigure le terminus de sorte à ce qu’il puisse vraiment ne pas le rester. Mais sans sacrifier le patrimoine, pour permettre aux historiques locomotives à vapeur de continuer à grimper la montagne, même sous caténaire.
Logiquement, on lance alors le troisième acte. On ressuscite alors le projet du siècle passé, pour franchir le col et par la même occasion la frontière, et s’offrir une connexion directe à la dorsale du réseau du pays voisin. Au passage, on ne passe pas loin d’une autre ligne de montagne : ce serait dommage de ne pas s’y connecter, même si les convois ne circuleront pas d’une ligne à l’autre, différence d’écartement oblige !
Et voilà comment en moins d’un demi-siècle, on passe d’une ligne de montagne abandonnée à une liaison internationale performante.
Cette histoire vous paraît une fiction ferroviaire ? Un conte de Noël… ? Une utopie ?
C’est vrai qu’en France on pourrait y croire… Mais de l’autre côté des Alpes, c’est à cette histoire qu’on a crue. Et pas dans le pays qui passe pour le paradis du chemin de fer, en prime.
Je viens de découvrir le singulier destin de la ligne du Val Venosta, dans la province germanophone italienne du Sud Tyrol. Et ce que je viens de décrire est vraiment l’histoire en marche de cette ligne qui relie Merano, ville célèbre pour son cristal, à Malles située à 900 m d’altitude, environ 600 de plus que Merano.
La gare de Merano, appartenant au RFI, est accessible depuis Bolzano, sur la ligne du Brenner, par une ligne à une seule voie électrifiée en 3 kV. Au-delà, vers Malles, la ligne a été abandonnée le 31 décembre 1985 par les FS. Mais elle a rouvert sous exploitation privée en mai 2005, avec une voie neuve et des autorails Stadler.
Cette ligne va fermer trois mois cet hiver, sur sa partie basse, dans le cadre des travaux d’électrification en 25 kV, qui inclut le dégagement du gabarit des tunnels et quelques rectifications de tracé. D’ici 2020, les automotrices bicourant (3 kV / 15 kV, aptes à circuler en Autriche) qui circulent sur la ligne du Brenner et jusqu’à Merano, seront adaptées pour circuler également sous 25 kV, avec un parc renforcé de quelques unités neuves. En 2020, elles circuleront 2 fois par heure jusqu’à Malles, sous forme de trains directs jusqu’à Innsbrück !
Et comme on prévoit l’avenir, la voie est renforcée pour accepter 22,5 tonnes par essieu, et on installation l’ERTMS et l’ETCS 2 pour la signalisation. Le plan de voies de Malles sera adapté, en préservant la possibilité de prolonger la ligne vers l’Ouest, vers l’Autriche. Mais la typique étoile de retournement sera également préservée.
La suite ? Le vieux projet de construire une ligne neuve pour relier Landeck en Autriche et la ligne de l’Arlberg refait surface, et pourrait bien constituer l’étape suivante de l’histoire. L’idée doit être suffisamment réaliste pour que tous les investissements réalisés entre Merano et Malles aient été décidés. Au passage, on envisage une connexion avec le réseau des chemins de fer rhétiques, qui descend la vallée de l’Engadine mais s’arrête à Scuol-Tarasp, quelques kilomètres avant la frontière helvético-suisse. Uniquement pour les voyageurs, puisque les chemins de fer rhétiques ont un réseau à voie métrique, qui ne serait donc pas physiquement connecté à la ligne Malles – Landeck, à voie normale.
Je vous avoue être complètement épaté par ce projet, tellement il serait inimaginable en France ! Alors j’ai voulu le partager ici, sous une forme un peu différente des complaintes et autres litanies de fermeture dont nous avons malheureusement bien trop l’habitude.
Et à l’occasion, je pense que j’irai visiter cette région du nord de l’Italie culturellement atypique, et qui ne manque pas d’attraits au-delà de la question ferroviaire.
Jérôme