La bataille du rail continue
La Commission se trouve au cœur d'une lutte d'influence entre les lobbies ferroviaires et les États. L'Allemagne, la France et le Luxembourg veulent éviter ou repousser une libéralisation complète du trafic passagers.
Le bras de fer semble avoir repris entre la Commission européenne, fervente avocate de la libéralisation du rail en Europe, et des États pas encore prêts.Gardienne des traités et surtout de la concurrence, la Commission européenne reporte pour la deuxième fois la présentation du quatrième paquet ferroviaire finalisant la libéralisation du rail européen en ouvrant la concurrence sur le marché national des passagers. Signe que les tractations et pressions en coulisses doivent faire rage.
Le commissaire aux Transports, l'Estonien Siim Kallas, l'a admis la semaine dernière au lendemain du report de la présentation du quatrième paquet ferroviaire. «Lorsqu'on arrive à la fin d'un processus, les discussions s'intensifient pour la recherche d'éléments de compromis», et «le paquet aura quelques modifications», lâche celui qui dit «subir des pressions». Prévue à la fin 2012, puis le 23 ou le 30 janvier 2013, la présentation a été reportée sine die.
La fébrilité semble donc étreindre les couloirs de la Commission alors qu'elle s'apprête à parachever plus de deux décennies d'efforts tournés dans une seule direction : la libéralisation totale du rail européen, c'est-à-dire son ouverture à la concurrence et la disparition des monopoles historiques (DB en Allemagne, SNCB en Belgique, CFL au Luxembourg...). L'idée étant que la concurrence conduit forcément à une baisse des prix pour les consommateurs et à une hausse de la qualité de service.
La Commission impute aussi au morcellement de l'espace ferroviaire européen en réseaux nationaux la perte de vitesse du rail par rapport aux autres modes de transport. Ainsi, la part du rail sur le marché du transport de voyageurs est passée de 10,2% en 1970 à 6,1% en 2003 pour l'UE15 et de 6,6% en 1995 à 5,9% en 2003 dans l'UE27.
Au cœur de cette ouverture à la concurrence : la séparation entre le gestionnaire des infrastructures (donc des rails) et l'exploitant des trains. Une séparation esquissée par la France (RFF et SNCF) ou la Belgique (Infrabel et SNCB) sans aller jusqu'à l'indépendance juridique des deux entités. De son côté, l'Allemagne pensait s'en tirer à bon compte en optant pour deux entités distinctes au sein d'une holding.
Une Commission sous pressionLe quatrième paquet ferroviaire, appelé ainsi parce qu'il regroupe plusieurs directives et règlements, est âprement discuté au sein et entre les institutions européennes (Parlement, Conseil, Commission) depuis le premier jet présenté à l'automne 2010 par Bruxelles. «La rapportrice italienne Debora Serracchiani voulait une séparation légale», raconte Georges Bach, eurodéputé (Parti populaire européen) et ancien cheminot. «On a essayé de rectifier le tir en proposant le renforcement du régulateur national voire la mise en place d'un régulateur européen» pour garantir que le financement public des infrastructures n'arrive pas dans les poches de l'entreprise commerciale exploitant les trains.
«Jusqu'à septembre, on avait l'impression que la Commission se prononcerait pour une libéralisation de choix, avec plusieurs modèles d'ouverture différents, se souvient Georges Bach. Avec le modèle allemand, on croyait avoir un modèle dont les autres pourraient se rapprocher mais la Commission s'est prononcée pour une abolition claire et nette de ce genre de structure.» L'eurodéputé, qui évoque de possibles pressions du puissant lobby des gestionnaires d'infrastructures, appréhendait donc la présentation du quatrième paquet ferroviaire.
Mais finalement, le commissaire Kallas a donc reporté cette présentation. «Il paraît que lors de la discussion entre les commissaires le 9 janvier, il y a eu beaucoup de questions sur la séparation.» Ce qui a conduit le commissaire à se donner du temps. Il est aussi question d'une puissante pression de l'Allemagne, qui croyait ne pas devoir aller plus loin que le modèle qu'elle a forgé.
Des on-dit que le ministre du Développement durable et des Infrastructures, Claude Wiseler, se refuse à commenter. Lui qui défend bec et ongles la fragile entreprise publique luxembourgeoise rappelle son soutien à la libéralisation en termes de garanties de sécurité et d'interopérabilité. Le Luxembourg fait d'ailleurs partie des bons élèves européens pour la mise en œuvre du système de sécurité ETCS et des normes d'interopérabilité STI. Le ministre salue aussi l'émergence d'une Agence européenne ferroviaire même si ses contours restent flous.
«Le plus grand problème des chemins de fer actuellement est l'harmonisation technique», renchérit Georges Bach, qui suggère de laisser le volet politique pour plus tard, d'autant qu'une nouvelle Commission et un nouveau Parlement émergeront des élections européennes l'an prochain. Mais il y a peu de chances que la Commission abandonne son objectif depuis plus de deux décennies. La libéralisation totale du rail aura lieu.
Les Luxembourgeois vent deboutLe gouvernement et les syndicats craignent l'achèvement de la libéralisation du rail au Grand-Duché.
Cela fait plus de vingt ans que la Commission européenne tente d'ouvrir le rail à la concurrence, et à peu près autant que le Luxembourg s'efforce de faire reconnaître sa spécificité. Il avait obtenu deux ans de sursis pour la libéralisation du transport international des voyageurs, entrée en vigueur dans le reste de l'Union européenne en 2010, car plus de la moitié des liaisons assurées par les CFL sont des connexions transfrontalières gérées en collaboration avec la SNCB, la SNCF et la Deutsche Bahn.
Le Luxembourg a encore tenté de se faire entendre lors du vote au Conseil européen de la refonte du premier paquet ferroviaire en décembre 2011. «Une solution unique pour tous est inadéquate et contraire au principe de proportionnalité», avait plaidé le ministre du Développement durable et des Infrastructures, Claude Wiseler. Seule l'Autriche avait voté contre aux côtés du Luxembourg, ne permettant pas d'empêcher la validation des textes proposés.
Et le Grand-Duché doit maintenant s'y conformer. «La directive comporte l'obligation d'ouvrir un accès direct aux services ferroviaires comme les terminaux, les informations aux voyageurs et les billetteries», précise Claude Wiseler au Quotidien. «En pratique, cela signifie que tous ces services doivent être séparés, ce qui pose problème : les CFL n'ont pas des moyens illimités pour multiplier les services.» Le ministre discute avec l'exploitant comme avec les syndicats pour élaborer le texte de transposition de la directive qui devrait être prêt à la fin de l'année.
C'est bien là l'argument répété depuis deux décennies par le Luxembourg : son réseau est trop réduit pour supporter une libéralisation totale. Avec 275 km de voies ferrées et une entreprise intégrée qui emploie 3000 personnes, «cela ne vaut pas le coup», souligne l'eurodéputé et ancien cheminot Georges Bach (Parti populaire européen).
C'est pourquoi les Luxembourgeois craignent par-dessus tout le quatrième paquet ferroviaire, discuté depuis deux ans par le Parlement, le Conseil et la Commission. Car Bruxelles semble déterminé à finaliser la libéralisation du rail européen.
«Le contraire de l'effet recherché»Deux aspects vont à l'encontre de la tradition et de la volonté luxembourgeoises. Le premier : la libéralisation totale du rail pour le transport des passagers. Car avec une taille réduite, les CFL «ont le grand avantage d'être extrêmement flexibles et de pouvoir répondre rapidement à des besoins locaux et ponctuels», explique Claude Wiseler. S'il faut systématiquement passer par un appel d'offres pour signer un contrat de service public, cela signifie «l'obligation de longues et difficiles procédures» qui tueront toute réactivité. Et les CFL peineront face à des mastodontes comme la Deutsche Bahn.
Sur ce point, la FNCTTFEL brandit un texte européen qui serait contredit par la libéralisation totale du rail. «Le règlement 1370/2007 sur l'organisation des services publics admet l'attribution directe des contrats de service public», rappelle Guy Greivelding, président du syndicat ferroviaire.
Deuxième clause néfaste pour les CFL : la séparation stricte des activités de gestion des infrastructures et d'exploitation des trains. «Cela signifie qu'un certain nombre de services des CFL devraient être dédoublés et qu'il faudrait ensuite créer des interfaces» entre les deux entités. Résultat : des coûts multipliés, soit «le contraire de l'effet recherché par la Commission».
Le Luxembourg n'est pas opposé au principe de la libéralisation, répète Claude Wiseler. «Nous partageons le souci de la Commission de rendre le rail moins cher, plus accessible et ouvert mais nous disons qu'on ne peut pas mettre tout le monde à la même enseigne car on aura des résultats différents» selon les pays et la taille de leur réseau. Comment comparer les 275 km de voies des CFL face aux 34 000 km de DB Netz ?
Une évidence qui ne semble pas frapper les commissaires. «Nous avons essayé de discuter avec Madame Reding», la commissaire luxembourgeoise à la Justice, aux Droits fondamentaux et à la Citoyenneté, témoigne Georges Bach. «Elle nous a écoutés mais elle voit beaucoup d'avantages dans la libéralisation du rail – elle avait d'ailleurs fait celle des services postaux – et elle ne s'est pas penchée sur les détails.»
Personne n'a plus d'illusion sur la fin de l'histoire. Au point que l'ETF (fédération européenne des travailleurs des transports), dont la FNCTTFEL est membre, a déjà préparé un projet de législation «pour défendre les aspects sociaux» de tout transfert de personnel vers des sociétés privées.