Francis Grignon : "Certains élus se disent qu'il faut faire bouger les lignes"
Au lendemain de la remise au gouvernement de son rapport sur les "conditions pour une expérimentation portant sur l'ouverture à la concurrence des services de transports ferroviaires régionaux de voyageurs", le sénateur UMP du Bas-Rhin Francis Grignon, répond aux questions de Mobilicités.
Mobilicités : Après une première mouture piratée puis "avortée" de votre rapport sur l'ouverture à la concurrence des lignes TER avant les élections régionales de 2010, qu'est-ce qui a changé dans celui que vous venez de rendre au gouvernement ? Francis Grignon : Dans la première version, seules l'Alsace et Rhône-Alpes avaient participé aux comité des parties prenantes. Cette fois, j'ai pu rencontrer la moitié des présidents de régions et l'Association des régions de France (ARF). J'ai aussi revu tous les syndicats, les nouveaux opérateurs ferroviaires, la SNCF, RFF... Cela permet de mieux éclairer les problématiques et d'en tenir compte dans le nouveau rapport. Par exemple, contrairement à l'ARF qui plaide pour une mise en concurrence de toutes les lignes TER d'une région, je pense qu'il faut expérimenter par bouquets de lignes, par lots, sinon, peu de régions pourront se lancer dans l'expérimentation. Ce serait possible pour Charente-Poitou avec ses 3,3 millions de trains-km, mais je vois mal l'Alsace ou Rhône-Alpes (respectivement 10 et 20 millions de trains-km) mettre toutes leurs lignes TER en concurrence. Cela poserait un problème de gestion de personnel pour la SNCF du jour au lendemain, et de gestion de matériel et de personnel pour le nouvel entrant.
A mon sens, cela vaut aussi le coup d'expérimenter la concurrence sur des lignes d'aménagement du territoire : la collectivité locale verra si un privé peut faire moins cher que la SNCF, et le nouvel entrant sera protégé par la délégation de service public (DSP) signée avec la collectivité, qui fixe l'économie du contrat.
La DSP est la forme contractuelle retenue entre les régions et les opérateurs privés ?Oui, nous n'avions pas précisé ce point avant : la DSP est la seule solution pour assurer la pérennité du service public et la transparence des comptes.
Que préconisez-vous pour le matériel roulant et sa maintenance ? Il faut mutualiser le matériel roulant, qui appartiendrait aux régions. Pour la maintenance, nous conseillons qu'elle reste de la responsabilité de la SNCF. Pour des raisons de sécurité d'une part, et pour des raisons de personnel d'autre part. Beaucoup d'agents resteraient ainsi chez l'opérateur historique, à charge pour le nouvel entrant de négocier avec la SNCF des contrats. Et si d'aventure, la SNCF profitait de la situation, l'opérateur privé pourrait toujours trouver une solution ailleurs. Ça contraint la SNCF à évoluer.
Le volet le plus sensible est d'ordre social (transfert et réintégration des cheminots de la SNCF, maintien du régime spécial pour les agents SNCF entrés dans chez un nouvel opérateur ferroviaire) : que préconisez-vous ? Un consensus vous semble t-il possible ? Il y avait deux solutions : soit le transfert, soit le prêt de personnel. Nous prenons clairement position et optons pour le transfert, c'est la solution la plus sécurisante pour le nouvel entrant car le salarié restera pendant toute la durée du contrat. Et pour le salarié, les conditions de transfert et de retour sont assurées si jamais le nouvel entrant fait faillite. Enfin, à la fin du contrat, comme on est en DSP, le nouveau délégataire doit reprendre le personnel.
Quid des régimes spéciaux du personnel SNCF (retraite, protection sociale) ? On propose de maintenir les statuts, il n'est pas question de remettre en cause le statut des cheminots de la SNCF qui auraient opté d'aller dans le privé. Sinon, on bloque le pays !
En revanche, il va bien falloir revoir la loi de 1940 sur l'organisation et la durée du travail des cheminots, négocier une nouvelle convention collective. Celle que l'Union des transports publics et ferroviaires (UTP) est en train de finaliser pour les opérateurs de fret vous paraît-elle transposable pour le secteur voyageurs ?Oui, il faut une nouvelle convention collective de branche pour avoir les mêmes conditions de durée et d'organisation du travail pour tous les cheminots. Celle du fret sur laquelle travaille l'UTP n'est pas transposable aux voyageurs : ce n'est pas le même métier. Pour le fret, la SNCF s'est fait piéger parce qu'on a d'abord mis des trains de fret privé sur les rails et après seulement, on a négocié une convention collective...
Et derrière la convention de branche élaborée par l'ensemble des partenaires, il y aura des accords d'entreprise et ça c'est l'affaire de chaque entreprise. Il faut une formation professionnelle commune entre les conducteurs du privé et du public : pour des raisons de sécurité, et pour permettre aux conducteurs de mieux gérer leur plan de carrière et leur transfert en fin de contrat. Ça facilitera les passerelles d'un opérateur à l'autre.
Pour l'usager, l'ouverture à la concurrence peut-elle rimer avec baisse des tarifs des trains ? Aujourd'hui, l'usager ne paie que 20 à 30% du coût du service, c'est le contribuable qui paie le reste. Donc, ce serait mentir que d'associer la mise en concurrence avec la baisse des tarifs des billets. Sauf si la région décide d'avoir une politique tarifaire agressive pour concurrencer la route.
Pour libéraliser le marché des TER, il faut réformer la LOTI qui institue le monopole de la SNCF.Ça, c'est inéluctable, il faudra en passer par là, mais évidemement, ça ne se fera pas avant l'échéance électorale de 2012.
Avez-vous rencontré des élus régionaux prêts à expérimenter l'ouverture à la concurrence de leur TER ? Les conventions d'exploitation conclues entre les régions et la SNCF sont longues, quelles régions pourraient être les pionnières ? Je ne peux pas vous citer de noms car tous les échanges pour l'élaboration de ce rapport sont condidentiels. Mais la tonalité d'ensemble est plutôt favorable à l'idée d'expérimenter l'ouverture à la concurrence, sauf lorqu'il y a un refus politique catégorique. Certains élus se disent prêts à faire bouger les lignes, je suis intimement persuadé qu'ils sont prêts à tenter le jeu.
Les régions ont-elles le choix de libéraliser ou non leur TER : ce n'est pas une obligation européenne ?Le réglement OSP (Obligation de service public ndlr) n'oblige pas à mettre les lignes TER en concurrence aujourd'hui. L'échéance tombe en 2019, on a le temps mais avec toutes les discussions, les dispositions législatives nécessaires, ça nous amène à 2014... L'objectif est de préparer la SNCF à la concurrence et de permettre à nos deux majors, Veolia-Transdev et Keolis, de pouvoir s'exprimer aussi en France.
Quel intérêt un opérateur privé aura t-il à venir sur les rails français si, comme vous le préconisez dans votre rapport, il ne peut pas agir sur les frais de personnel, assurer la maintenance des trains et gérer le matériel roulant qui appartiendrait aux régions ?Le matériel roulant, ça coûte cher, donc les nouveaux entrants ont intérêt à ce qu'il soit la propriété des régions avec un système de location prévu au contrat. Concernant les salariés de la SNCF à reprendre, le salaire de base n'est pas très différent entre le privé et le public. Ce sont les statuts qui creusent la différence : le retraite et la protection sociale des agents de la SNCF.
A un an des élections présidentielles, quelles sont les chances de voir le gouvernement avancer sur ce dossier ? Vous êtes confiant ? Je conseille d'engager tout de suite les discussions car ça va être long mais on sait raisonnablement qu'il ne pourra rien se passer avant les présidentielles de 2012. On n'est pas si pressé que ça, on a quand même jusqu'à 2019 avant que Bruxelles nous impose l'ouverture à la concurrence.