La Suisse préfère enterrer ses gares
RAIL • Surface ou sous-sol ? L’expertise sur l’extension de la gare Cornavin sera rendue la semaine prochaine. En Suisse, les grandes villes préfèrent le souterrain et s’en donnent les moyens. La gare Cornavin est à l’étroit, tout le monde est d’accord. C’est sur la manière de l’agrandir que les avis divergent. En surface ou en sous-sol : deux visions s’affrontent. La semaine prochaine, les résultats d’une expertise indépendante seront rendus publics, avec le coût estimé de chaque variante. Les CFF, chargés de la construction, proposent la création de deux voies supplémentaires à l’air libre, ce qui condamnerait tout un pan du quartier des Grottes. Le collectif 500, qui s’est formé en opposition à ce projet, prône une variante souterraine, jugée plus efficace et appuyée par une initiative populaire. La récolte de signatures va bon train. Outre-Sarine, ce débat à déjà eu lieu. En particulier à Zurich, qui s’apprête à inaugurer d’ici un an la seconde extension en sous-sol de sa Hauptbahnhof. Le nerf de la guerre ? L’argent bien sûr. Genève peut souffler puisque le Conseil national vient d’accepter de booster les fonds d’infrastructure ferroviaire (FAIF) de 3,5 à 6,4 milliards de francs, intégrant l’extension de Cornavin (790 millions). Mais cette manne sera-t-elle suffisante? Quelles sont les recettes suivies ailleurs en Suisse ? Tour d’horizon.
L’exemple zurichoisZurich est l’exemple le plus marquant. Sa première gare en sous-sol, dédiée au trafic régional, a été achevée au début des années 1990. Aujourd’hui, une nouvelle extension sous-terre de la gare centrale est sur le point d’aboutir, après sept ans de travaux. Un chantier pharaonique – quatre nouvelles voies, un tunnel de 5 km passant sous une rivière... – devisé à 2 milliards de francs.
Les CFF et la Confédération sont-ils pingres à l’égard des Romands, comme on l’entend parfois ? Pas si simple... Comme à Genève, Zurich a d’abord envisagé de développer son offre ferroviaire en surface. Le projet a suscité des oppositions, notamment dans les quartiers où les rails devaient passer à quelques mètres des habitations. Mais c’est surtout le lancement d’une initiative, en 2000, par l’Association transports et environnement (ATE) qui a changé la donne. Elle proposait comme alternative de créer une «gare diamétrale», soit un tunnel traversant la ville sous la vénérable Hauptbahnhof.
«Stratégie de financement»Plébiscitée par le peuple (82%), l’idée a rapidement été portée par les autorités cantonales, communales et les CFF. «Ils ont choisi de réaliser notre projet car il était simplement meilleur!» se rappelle Markus Knauss, codirecteur de l’ATE-Zurich.
La gare diamétrale est toutefois plus onéreuse. Mais Zurich décide de ne pas lésiner sur les moyens. Un tiers de la facture (677 millions) est financé par ses soins. Et le canton a accordé un prêt sans intérêts de 455 millions de francs à la Confédération, de sorte à préfinancer et démarrer les travaux! «La grande force des Zurichois a été de commencer par mettre en place une stratégie de financement», remarque Laurent Staffelbach, chef du projet Léman 2030 aux CFF.
En Suisse romande, la timidité a toutefois laissé place au volontarisme. «Depuis que les Genevois et les Vaudois parlent d’une seule voix à Berne, les crédits fédéraux ont commencé à tomber», souligne le chef de projet. Et de rappeler qu’en 2011, on donnait encore peu de chance à l’octroi d’un crédit fédéral pour la gare de Genève. La Confédération a toutefois été claire: si le canton du bout du lac veut une station plus coûteuse que les 790 millions accordés, le solde sera exclusivement à sa charge.
Accord à LausanneA Lausanne, le cas de figure est différent. Il ne s’agit pas de rajouter des quais mais de les élargir et de les allonger, de sorte à accueillir des trains de 400 mètres de long et leurs nombreux passagers. L’extension souterraine n’a pas été retenue comme une option pertinente. Vers le Sud, l’agrandissement se fera donc au détriment des immeubles d’habitation les plus proches. Après une longue négociation, un accord a été conclu en août 2012 entre les CFF, la Ville de Lausanne et la plupart
des riverains. Trois bâtiment voués à la démolition seront épargnés, tandis que les personnes délogées seront indemnisées. Des solutions de relogements sont aussi proposées. A Lausanne, le «chantier du siècle», qui permettra de doper l’offre ferroviaire lémanique, coûtera plus d’un milliard de francs, financé par la Confédération.
Tunnel en suspens à LucerneEn Suisse alémanique, plusieurs autres extensions de gare sont à l’étude. A Berne, ce sont les transports régionaux (RBS) qui devraient en profiter à l’horizon 2025. Le début des travaux de la nouvelle gare souterraine est prévu pour 2016, ce qui permettra à terme de libérer des voies en surface pour le trafic CFF. La facture est évaluée à environ 522 millions de francs, à la charge des entreprises de transports, du canton et de la Confédération.
A Lucerne, on est encore loin du compte, puisque le projet de tunnel sous le terminal actuel ne bénéficie pour l’heure d’aucun financement fédéral. Malgré tout, les autorités, unies, ont très tôt adopté une méthode proactive à la zurichoise. En 2009, le Grand Conseil votait ainsi un crédit d’étude de 20 millions de francs en vue de réaliser deux voies sous la ville et le lac. Pas question ici d’extension en surface. Pour accélérer le processus, Lucerne – mais aussi les cantons voisins de Nidwald et Obwald – a voulu donner un signal fort. «Le canton et ses partenaires sont prêts à participer de manière conséquente aux coûts du projet», écrivaient à l’époque les députés dans une résolution. En 2009, cet activisme était même érigé par certains en exemple face à la mollesse des cantons romands. Payant? Pas sûr... Aujourd’hui, l’arc lémanique a fini par convaincre les Chambres de l’urgence à rattraper son important retard. La gare de Lucerne, elle, n’est toujours pas en haut de la pile des priorités de la Confédération.
Guerre des chiffres à GenèveLes projets d’extension de la gare Cornavin ont donné lieu à une bataille de chiffres liés à la facture des travaux. C’est pour cette raison que le canton de Genève, la Ville, l’Office fédéral des transports et les CFF ont signé, fin 2012, une convention pour mener une expertise indépendante. Les résultats de cette étude comparative des deux variantes possibles – en surface ou souterraine – seront dévoilés la semaine prochaine.
Développé par les CFF, le projet en surface (deux voies supplémentaires) est estimé à 835 millions de francs. Opposé à la démolition de quelque 350 logements, le collectif 500 a présenté une alternative en sous-sol. Selon eux, cette option n’est pas plus coûteuse et avoisinerait aussi les 800 millions de francs. Pour arriver à cette estimation, un spécialiste du monde ferroviaire s’est appuyé sur le détail du financement des gares de Zurich et de Munich, notamment.
Mais les CFF ne sont pas de cet avis. En 2012, ils ont estimé à la louche le projet souterrain à 1,7 milliard de francs. Hors de prix. Selon les opposants, ce tarif est toutefois «mensonger», alors que des éléments dispensables auraient été ajoutés au panier. D’autres, surévalués. Le collectif 500 conteste aussi le coût de l’extension en surface. Il ne tient par exemple pas compte du réaménagement du quartier après démolition, que la Ville évalue à 500 millions de francs. Cet investissement serait exclusivement à la charge des collectivités publiques.
Romands et Alémaniques dans le même wagonS’agissant de rail, la Suisse romande a souvent été défavorisée, notamment face à Zurich. Aujourd’hui, la situation a changé, grâce à des financements suffisants, à des changements à la tête du Département des transports et à une meilleure coordination entre les cantons. Cette concurrence a été remplacée par une autre rivalité: celle entre grands axes et petites régions. Tour d’horizon des changements en cours depuis quelques années.
Elle est donc révolue, l’époque où jusqu’à douze cantons suisses-allemands se liguaient autour de Zurich pour faire capoter les projets romands et drainer les fonds outre-Sarine.
Désormais, la tendance s’est inversée, comme le note Robert Cramer. Le conseiller aux Etats (verts/GE), membre d’Ouestrail, une association de défense des intérêts ferroviaires de Suisse occidentale, témoigne de la transition qui s’opère. Selon lui, le sentiment d’injustice est né avec le projet Rail 2000, qui voulait améliorer les transports publics suisses. La première phase des travaux, destinée à la Suisse alémanique, s’était bien déroulée.
La seconde étape, en revanche, avait souffert des dépassements de budget, à cause du percement du tunnel du Gothard. Ce chantier avait été soutenu avec ferveur par le conseiller fédéral Moritz Leuenberger, lui-même zurichois. Et ce aux dépens des projets romands, abandonnés faute de moyens. «Cela a été préjudiciable pour tous, commente Robert Cramer, mais surtout ressenti comme une injustice en Suisse occidentale.»
Car, comme le constate Peter Bieri (pdc/ZG) : «Le nœud ferroviaire de Lausanne a un impact sur les lignes en direction de Saint-Gall, des Alpes et du Jura. Même en tant que représentant de la ‘Suisse primitive’, je vois les bénéfices à tirer de l’agrandissement d’une gare en Romandie.» Le conseiller aux États a donc appuyé les investissements pour Genève et Lausanne lors des récents débats autour du projet de développement des infrastructures ferroviaires (FAIF).
Claude Hêche (ps/JU) apprécie quant à lui que «les cantons romands aient appris à parler d’une seule voix». Le député relève la bonne collaboration des deux chambres à travers leur commission des transports et des télécommunications (lui-même préside la commission des États). Ce qui a, selon lui, permis de négocier des financements romands en échange de «jalons» pour les années 2025 à 2030, qui favoriseront, cette fois, la Suisse orientale. «Nous avons ainsi remporté l’unanimité, un fait très rare.»
Luc Recordon, élu au Conseil national (verts/VD) et également membre d’Ouestrail, constate une meilleure coordination entre les Romands et des échanges réguliers entre les gouvernements cantonaux et Berne. Mais surtout, l’exemple de Zurich a été pris au sérieux. «Les Zurichois ont montré que les gares pouvaient devenir des attracteurs urbains. Ils ont financé leurs travaux avant de demander un remboursement sans intérêts à Berne. Voyant que cela fonctionnait, nous nous y sommes également mis.»
Des méthodes qui fonctionnent, mais dont se méfie Robert Cramer. «Le système suisse fait qu’il faut parfois forcer la main à la Confédération. Zurich a été très malin, et beaucoup suivent ce chemin du préfinancement. Mais cela peut devenir malsain. Si, à Genève, nous avons l’argent pour débloquer des fonds, qu’en est-il du Jura ? La limite à tout cela, c’est de ne pas créer de nouveaux déséquilibres entre les régions plus ou moins bien dotées financièrement.»