par Mr. Lessec » 07 Jan 2025 12:41
N'étant pas dans l'industrie, et comme les opérateurs communiquent très peu, j'aurais du mal à répondre précisément aux questions. Mais je peux partager quelques réflexions :
Sur le modèle économique, le meilleur regard vient de l'éminent Yves Crozet dont je vais tenter de restituer le travail par souvenir (c'est dans un vieux Ville Rail & Transports, mais comment le retrouver...).
Il avait comparé les modes de transport en fonction de leur vitesse et de leur coût. L'idée est que pour une vitesse donnée, il y a un toujours un mode dominant (= le moins cher). Également, plus ça va vite, plus les clients sont prêts à payer cher.
On peut tracer une "boîte" avec en contour les limites / frontières de pertinence de chaque mode. Plus la boîte du mode de transport est grosse, plus il est dominant sur une large plage de trajets et bénéficie d'un effet d'échelle.
L'avion a la plus grosse boîte : vitesse hyper élevée et coût faible. Le train à grande vitesse à une bonne boîte mais déjà plus faible car moins rapide et au même coût que l'avion. Par contre, le train classique a une boîte toute petite (vitesse moyenne et coût élevé), mais le pire du pire est le car interurbain qui n'a... pas de boîte du tout ! En effet, tout l'espace du car est chipé par le covoiturage qui a la même vitesse mais un coût beaucoup plus faible : comment se battre en tant que pro contre des bénévoles ? D'autant que Blablacar est très populaire en France.
Le point mort doit être très élevé, probablement autour de 90/95% de remplissage. L'idéal commercial est de faire des lignes très longues, ce qui permet de renouveler régulièrement le car avec des voyageurs qui font des petits trajets à des bons prix sans avoir de temps mort liés au battements. Chez moi à Marseille, les cars font par exemple Milan-Barcelone, et personnellement j'évite le car à cause de ça pour aller à Nice ou Montpellier car ça me fait craindre une ponctualité aléatoire (et dans des conditions d'attente moyennes).
Donc ça me fait dire ironiquement que les autocaristes n'espèrent chaque jour qu'une chose, une bonne grosse grève ferroviaire, pour enfin compenser leurs pertes !
Sur les acteurs, la tendance récente et intéressante est la totale domination de Flixbus à l'échelle du monde.
Exemple sur le marché britannique que j'ai suivi pour son dynamisme dans les années 2000. A cette époque, Megabus s'est lancée en tirant parti d'une distribution exclusivement numérique, par rapport à l'historique National Express très tradi avec son réseau de guichets.
Très tardivement, en période Covid, Flixbus est rentré sur ce marché pourtant mature, grossit vite, et fin 2024 Megabus a totalement disparu. Pourquoi ? En 2000, Megabus était moderne, en 2024 comme ils n'ont rien changé (et comment aurait-ils pu investir vu le modèle éco) leur image, technologie, distribution a vieilli alors que Flixbus qui a commencé plus tard est plus moderne. En plus, à leur honneur, ils font tout chez eux sans prestataire.
Donc ça me fait dire que la clé de la réussite c'est d'avoir des fonctions support de pointe, sur la tech en tout premier lieu, mais également la tarification (une gestion du yield management est obligatoire pour survivre, mais c'est un métier technique et complexe), le marketing pour la notoriété. L'autocariste de base un peu seul dans son dépôt entre Trifouilly-les-Oies et Bourg-les-Andrieux n'aura jamais le volume d'affaires pour faire ça avec le même niveau d'excellence qu'un opérateur ferroviaire ou qu'une compagnie aérienne.
Parce que Flixbus s'est positionné en tant que boîte tech, ils ont eu accès facile aux capitaux internationaux, pour investir sur la tech et subventionner modérément l'exploitation. Leur plate-forme est vraiment aboutie. Est-ce que c'est vraiment rentable ? Dans leurs communiqués, ils indiquent une rentabilité réelle mais faible sur base d'un "EBITDA ajusté", sans détails sur les "ajustements". Et on sait comment la communauté financière sur Twitter adore se moquer de ces entreprises qui ne communiquent qu'en "EBITDA ajusté"...
D'un côté je ne les vois pas disparaître car ils ont la meilleure tech et ça sera dur pour un nouvel entrant de faire mieux. Mais de l'autre, sa taille peut devenir une fragilité (surtout si le contexte économique se tend en Allemagne, son marché cœur) et à terme ouvrir des opportunités pour des petits acteurs plus agiles. Côté autocariste, il ne s'agit toujours pour eux que d'une petite partie de leur activité, donc tant que le marché croît ils peuvent être enclins à perdre un peu d'argent et conserver ce partenariat dont ils espèrent qu'il portera à terme ses fruits.
A mon avis, il faut suivre le développement des plate-formes de distribution indépendantes car celles de car sont peu développées. Je pense à Trainline qui a une tech moderne, plaisante et unifiée à l'échelle européenne. S'ils arrivent à devenir dominants en terme de notoriété, ça inverserait le rapport de force entre producteur et distributeur ; les petits autocaristes pourraient être tentés de s'appuyer sur eux et squeezer Flixbus.
Mais là tout se jouera au niveau ferroviaire : on peut imaginer un scénario où le législateur européen impose une distribution neutre de tous les opérateurs pour garantir aux nouveaux entrants la même visibilité et casser les monopoles historiques, cela pourrait avoir un effet ricochet très intéressant sur les cars dont l'offre sera présentée au même niveau que les trains.