Jadis j’ai connu quelqu’un d’une originalité exceptionnelle, qu’un autre membre de Lineoz-Irigo a aussi rencontré. Il s’agissait de l’abbé Raphaël Péneau, curé de Charcé en Maine-et-Loire (moins de 400 habitants dans les années 60), près de Brissac. En plus de la charge de sa paroisse il était l’aumônier des cheminots catholiques. C’était un passionné de tramways et de chemins de fer (notamment du Petit-Anjou, le réseau départemental à voie métrique du Maine-et-Loire). Il avait adhéré à la FACS (Fédération des amis des chemins de fer secondaires) lors de sa création. Je possède un numéro de la revue de la FACS où figure la liste de ses membres, il en était le 44e.
Mais il avait aussi entrepris une réalisation ferroviaire absolument unique. Pour les enfants du patronage il avait jadis construit un réseau de tramways dont l’échelle pouvait être entre le 1/10e et le 1/20e. Les motrices roulaient sur des rails faits de baguettes carrées en bois et le 3e rail, celui du milieu, était parcouru par un fil de fer pointé qui, balayé par une tôle courbée sous la motrice, assurait le retour du courant. Les motrices équipées d’un trolley prenaient le courant sur une ligne de contact tendue entre des potences elles aussi en bois. Le réseau était situé dans le grand jardin de la cure, derrière une très jolie église (https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89gli ... harc%C3%A9). Les motrices, assez longues, étaient peintes en crème et rouge, voire même en gris et rouge (couleurs des autorails de l’Anjou).
Considérant ce réseau trop petit, et peut-être fragile en raison de ses voies et potences en bois dans lesquelles on se prenait les pieds, l’abbé Péneau entreprit de réaliser un réseau à une échelle bien plus grande, telle que les enfants puissent monter à l’intérieur des motrices et les conduire. Il avait récupéré de la voie Decauville (ou peut-être plus étroite) chez des maraîchers, puis construit en bois quelques motrices dans la style des tramways Franco-Belge de Nantes, plus une boîte à sel et une motrice de travaux. Je crois que son frère, équipé pour la soudure autogène, l'avait aidé. Les moteurs venaient d’aspirateurs, le fil de contact était un fil de fer (un genre de fil à linge) qui, sur les potences, s’enroulait sur des bouteilles en plastique d’eau minérale. Les feux de signalisation étaient des pots de yaourts peints en rouge ou en vert. Évidemment aucune norme n’était respectée — pourtant l’abbé se passionnait pour l’électricité — mais tout avait été construit sans aucun moyen financier, avec des matériels récupérés et beaucoup d'ingéniosité, sans parler du temps passé. Sans en être certain il me semble que le réseau fut détruit parce que le maire s’inquiétait de l’éventuelle dangerosité de l’installation. De toute façon, les motrices roulaient-elles encore ?
Le poste de commandement — avec un tableau de la ligne, probablement lumineux avec des cantons, récupéré je ne sais où — était dans une grande salle de la cure qui donnait sur le jardin où un passage à niveau automatique levait et abaissait une barrière fragile. Une cabane servait de station, elle était nommée « Les Grolles » (les corbeaux), les autres stations étaient dépourvues d'abri. Il y avait aussi un pont sur un fossé. Le réseau était une boucle à sens unique, mais il y avait quelques aiguillages, notamment pour l’accès au dépôt, situé dans des dépendances de la cure. Les enfants du patronage étaient reliés entre eux, à leur domicile, à travers la campagne au moyen de téléphones récupérés depuis le réseau du Petit-Anjou. La ligne téléphonique franchissait parfois des petites routes, elle était alors tendue d’un arbre à un autre, ce n'était peut-être pas réglementaire, mais ça ne faisait de mal à personne.
Les promoteurs de parcs à thèmes, disposant de très gros moyens, auraient toujours pu s’aligner derrière l’abbé Péneau, ils n’auraient pas été sûrs de gagner. Pour ma part je considère que ce réseau de Charcé était une forme d’art brut.
J’ajoute que le personnage, très chaleureux, très généreux, très intelligent aussi, était formidablement sympathique et gouailleur, un personnage un peu rabelaisien qui savait animer et faire rire une assemblée… Et pourtant il vivait là dans une grande solitude, dans une commune pauvre en habitants et qui n’avait même pas de bourg : devant l’église il n’y avait sans doute guère plus de cinq maisons, on était quasiment au milieu des champs. Sa vie n'était pas dépourvue d'un caractère un peu pathétique car il vivait dans une certaine pauvreté et dans un grand isolement quotidien car il était seul à tenir la paroisse.
L'abbé Péneau travaillait aussi pour les Transports Citroën, comme receveur ou contrôleur, enfin quelque chose comme cela, peut-être en tant que prêtre-ouvrier. Je me souviens d’un voyage en bus à Angers, dans un Berliet PH80 qui me ramenait aux Justices depuis le Ralliement. Le conducteur était une tête de lard, un des plus désagréables des TEA, assez antipathique : toujours en train de râler, il entrecoupait son discours de fréquents « nom de Dieu » et autres jurons. Oui, mais ce jour-là, en arrivant place André-Leroy il avait vu l’abbé Péneau qui attendait le car de Brissac pour rentrer à Charcé, et, ouvrant la porte, il lui avait fait ses salutations les plus respectueuses : « Bonjour Monsieur le Curé, comment allez-vous, Monsieur le Curé ? Vous attendez votre car ? Vous n'allez pas attendre trop longtemps ? » En retour l'abbé Péneau lui avait répondu d'un ton très amical.
Il y a peut-être 45 ans, lors d’une visite chez lui, j’avais pris des diapos dans le jardin de la cure. Un jour il faudrait que je les scanne. On y voit l’abbé Péneau et ses trams. J'ai un souvenir impérissable de ce personnage hors norme, de ses réalisations et des lieux.
_______________
Voir :
https://books.google.fr/books?id=5w8NAQ ... au&f=false
Ici il y a trois photos en couleurs, malheureusement coupées en bas :
https://www.ouest-france.fr/pays-de-la- ... ce-5480316